
Comme la plupart des gens, j'ai des rêves secrets un peu fous. Et je vais vous faire un aveu : Je ne compte plus les fois où j'ai imaginé ce jour où, empli d'un mélange savamment dosé de confiance aveugle en mon bagout légendaire, et d'une rage profonde alimentée par des accusations perfides et continuelles, je me leverai de mon siège en criant à la personne en robe de chambre en face de moi : "Objection votre honneur, mon client a été victime d'un complot, il a été drogué à l'insu de son plein gré !".
Je sais, c'est bizarre, mais quand on a été un grand fan du Tour de France adolescent, et que l'on a voué un véritable culte à Richard Virenque, on ne peut pas digérer les machinations viles des jaloux qui ne voulait pas d'un champion aussi talentueux, capable de monter une pente inclinée de 80% à 50 km/h de moyenne.
Mais désormais, grâce au jeu Objection !, je peux enfin assouvir ma passion des grands procès médiatiques. Et me permettre de défendre, enfin, mon idôle de toujours contre toutes les injustices flagrantes qu'il a vécues.

Le juge a toujours raison
Objection ! est un jeu de cartes asymétrique qui propose de participer à un procès dans la plus pure tradition du système pénal états-unien (ou au moins ce que l'on en voit dans tous les films et séries à succès du genre).
Les deux joueurs, qui s'affrontent en tant qu'avocat de chacun des parties (accusation et défense), doivent tour à tour interroger les témoins clés de l'affaire et convaincre par leur argumentaire un maximum de membres du jury réquisitionnés pour le procès.
Les fans de narratif apprécieront, c'est un jeu "à scénario" : La boîte de base propose deux affaires distinctes, une histoire de contrefaçons de tableaux (cas n°00) et un procès criminel concernant un meurtre sanglant (cas n°01), qui apportent chacune un lot de témoins liés chacun à l'un des deux camps, et des cartes preuves spécifiques que les joueurs vont pouvoir utiliser durant leurs auditions.

Une partie débute justement par le choix de l'affaire (de concert entre les deux avocats), et une phase préliminaire d'instruction où les deux joueurs vont se partager lesdites cartes. En mode draft simultané et jusqu'à ce que le paquet soit vide, les deux avocats sont invités à piocher des lots de 3 cartes. Après en avoir conservé une, un joueur doit ensuite passer les deux autres à leur adversaire direct, qui fera la même chose puis ajoutera la dernière dans le paquet des "preuves enfouies".
Vient ensuite le cœur d'Objection !, le procès en lui-même, qui compte de base autant de manches qu'il y a de témoins à auditionner.
Au début d'une manche, les deux joueurs commencent par compléter leur main (limitée à 5 en tout temps). L'avocat qui a la faveur du juge appelle ensuite le témoin de son choix à la barre, et chaque joueur va tour à tour pouvoir réaliser une action jusqu'au moment où les deux décident de passer. Ces actions sont au nombre de cinq, dont voici le détail :
- Jouer une carte preuve ou argument permet d'accoler une carte de sa main au témoin, de son côté du jeu. Pour être légitime, il faut que la carte propose au moins un symbole préjugé présent aussi sur la dernière carte qu'il a posé durant son interrogatoire, ou sur le témoin si son interrogatoire est vide. Les symboles sont au nombre total de six, et représentent chacun un axe d'argumentation majeur : Les preuves (loupe), les faits (tête), les émotions (coeur), la morale (pouce en l'air), la justice (balance) et le scandale (tête de mort).

- Jouer une carte procédure permet de placer une carte du même nom soit dans votre interrogatoire pour ses symboles (comme une carte preuve), soit de la placer face visible devant vous pour utiliser son action spéciale plus tard dans l'audition.
- Prendre le juge en aparté permet de le retourner sur la couleur de son camp, et ensuite de récupérer une carte supplémentaire de son deck.
- Activer une carte procédure permet de résoudre l'une des actions spéciales d'une carte placée devant soi. La carte est ensuite défaussée, et l'adversaire gagne le droit de retourner le juge sur sa couleur.
- Passer. Si l'adversaire est alors actif à ce moment là, il peut réaliser autant d'actions qu'il le souhaite avant de passer lui aussi.

Une fois que les deux joueurs en ont "fini" avec le témoin, l'avocat qui comptabilise le plus de points d'influence neutre ou de sa couleur dans son interrogatoire "remporte le témoin". Une fois les divers effets de victoire et de défaite (présents sur les dernières cartes jouées ou sur la carte témoin) résolus, le gagnant peut alors utiliser son différentiel positif de points avec son adversaire pour influencer les jurés.
À noter que la répartition est libre (tant qu'on a des points à dépenser), et que chaque juré peut être basculé d'un cran en faveur de l'accusation ou la dépense en dépensant un niveau de scepticisme variant de 1 à 6.
Dans Objection !, les manches s'enchaînent ainsi jusqu'à ce qu'une condition de fin d'affaire soit remplie, ou que tous les témoins aient été appelés à la barre. Vient alors les déclarations de clôture de procès, qui permet de déterminer quel avocat a su faire basculer le procès en sa faveur. Dans le cas de l'affaire n°00, le gagnant est celui qui obtient la majorité des jurés de son côté. Mais la deuxième affaire réserve propose son lot de subtilités et surprises, à découvrir par vous-même !

Un avocat bien mûr
S'il y a bien quelque chose que j'adore dans Objection !, c'est l'empreinte de son thème sur le jeu. Un juge (qui peut être partial de base), un jury qui a des préjugés initiaux, des témoins à "cuisiner", une phase de préparation de son plaidoyer, un langage judiciaire omniprésent, ... tous les ingrédients sont savamment distillés pour nous plonger dans l'ambiance perfide d'une cour. Les auteurs ont même poussés le vice jusqu'à pouvoir parler en aparté au juge (pour le faire changer de camp), ou objecter une carte argument de son adversaire si son influence risque d'être trop déterminante sur le témoin courant.
C'est fort, et quand on adore comme moi les films, séries et documentaires sur le sujet, on ne peut que prendre du plaisir à dérouler les tours d'Objection !. Et surtout fulminer qu'il n'y ait pas plus de jeux sur le monde judiciaire quand on voit le potentiel émotionnel et stratégique du sujet...

Alors bien sûr, les mauvaises langues pourront toujours rétorquer que le thème masque surtout une mécanique d'enchaînement de symboles. On ne peut pas complétement réfuter l'argument sans preuve tangible (le rédacteur à fond dans le thème).
Mais ce que l'on ne peut pas nier, c'est qu'Objection ! réussit tout de même à intégrer quelques idées mécaniques qui permettent de renforcer l'aspect stratégique, comme le système de cartes procédures qui permet de créer des coups en amont, ou les différents effets (immédiats ou de fin de témoin) qui peuvent se montrer puissants si cartes placées au moment opportun.
Pas d'inquiétude non plus par rapport à l'écriture, bien dosée comme il le faut, et qui de plus ne s'avère vraiment pas gadget : La carte d'introduction de l'affaire en cours, les petits textes illustrant chaque carte, ... tout participe à nous immerger dans l'affaire en cours.

D'ailleurs, si on peut très bien jouer à Objection ! sans prendre en compte tout cet enrobage, je conseille vivement d'intégrer un tout petit peu de roleplay à vos parties, et de lire avec un minimum d'entrain chaque carte que vous jouez. Le fun ne sera que plus décuplé, et il y a des chances que votre talent soit rapidement récompensé ... par des fous-rires (à défaut de ravir le prochain Oscar à Jean Dujardin).
Reste quand même qu'après quelques parties, il y a quand même un point de règle qui me chiffonne, et qui a souvent causé ma perte (moi et ma chance au tirage légendaire) : cette fichue main de 5 cartes maximum. Vous avez beau avoir toute la motivation du monde pour défendre votre kidnappeur de chatons cannibale multirécidiviste (j'offre gracieusement l'idée pour un futur scénario), si les cartes ne sont pas avec vous et ne propose pas un minimum d'enchaînements de préjugés, vous ne pouvez rien faire.
Et quand la réussite est un peu là et vous octroie une combinaison possible, vous allez à l'évidence et créez la seule suite possible, en ne pouvant finalement que croiser les doigts de ne pas voir votre adversaire sortir un enchaînement plus intéressant que le vôtre.

Ce qui fait que, beaucoup trop souvent, j'ai eu la désagréable impression de subir le tirage, de ne rien planifier véritablement par moi-même, de ne pas construire mon "interrogatoire". Et ce qui n'aide pas, c'est la taille beaucoup trop conséquente des decks, où sont noyés les preuves que l'on a minutieusement choisies lors de la phase de draft, et qui ne sortent jamais vraiment quand on aurait adoré les jouer.
C'est vraiment dommage que "l'imprévue" du procès soit représentée par cette mécanique là. Une direction qui était louable sur le papier, mais qui en plus d'accentuer le manque de contrôle général, terni l'impression de monter un argumentaire réfléchi à la longue.

Verdict final
Mais je tiens à rassurer ceux qui étaient chaudement ambiancés avant de lire ma partie déception : Objection ! reste un très bel objet ludique, autour et sous le capot du fourgon blindé. En partant d'une idée mécanique très simple, Objection ! réussit à proposer une profondeur de stratégie stimulante, et qui monte déjà d'un cran niveau exigence dès qu'on passe les portes de la deuxième affaire de la boîte. Si son hasard prononcé peut se montrer frustrant, il reste possible de l'atténuer un peu avec l'expérience de jeu, la connaissance des cartes et de tous les artifices qui permettent de contrer un mauvais coup.
Véritablement, Objection ! est un jeu qui commence vraiment à prendre son envoi après plusieurs parties jouées, et une fois certains points de passages de la courbe d'apprentissage passés. Un jeu donc à découvrir (plusieurs fois) avec un débutant comme vous, ou à jouer avec des bons joueurs une fois un certaine expérience acquise.

Mais n'empêche, depuis mon petit tour du propriétaire, je fais désormais un nouveau rêve fou : Un jeu Objection! 2 avec le même matériel, la même "âme", mais avec deux grands changements mécaniques.
Primo, un deck plus restreint, qui permettrait de contrôler d'avantage son jeu et d'avoir plus facilement souvenir de toutes ses armes.
Secundo, avoir la possibilité de tirer 10 cartes, en garder 5, et pouvoir sortir à tout moment une preuve secrète d'un tas de 3 préparé en amont.
Pourquoi ? Car je suis sûr que cela donnerait définitivement l'impression de jouer à un jeu de procès qui permet de se créer une stratégie sur le long terme, tout en pouvant planifier un argumentaire taillé pour un témoin, et sortir la preuve irréfutable au moment parfait qui nous permettra d'obtenir la standing ovation du jury.
Un rêve plus plausible ?

