
Le jeu de société est un univers tellement riche que, j'ai beau m'essayer a pas mal de jeux chaque année, il m'arrive encore fréquemment d'être abasourdi (dans le bon sens du terme) par un concept sorti tout droit du cerveau fécond d'un auteur. Et la mécanique de sélection slash d'amélioration d'actions de Virtù est de ceux-là : Un système de "rondelle" exigeant et tactique, qui en échange d'une vraie réflexion sur le long terme, permet d'offrir des "moves" tout aussi puissants ... qu'exquis !

Mais avant de parler du moteur, parlons de la carrosserie : Virtù (l'Art de Gouverner) est un jeu de conquête qui prend place dans la Renaissance italienne, une période trouble durant laquelle les plus grandes cités (Florence, Venise, Milan et Naples) se sont partagées l'essentiel des richesses tout en essayant de gagner la plus importante d'entre toutes, à savoir le pouvoir sur la nation.
Écartons le sujet tout de suite pour être débarrassé : Le thème n'est pas le plus sexy du monde (même s'il a le mérite de changer de la masse) et la colorimétrie très terne de la boîte pas la plus aguicheuse du marché. Mais une fois quelques tours joués, on remarque quand même que le travail d'illustration "match" avec son sujet. On se laisse rapidement porter par "l'ambiance" pizza et coups d'épées, et l'ergonomie générale vraiment bonne (hors carte de carte de l'Italie) finit par faire le reste pour l'immersion.

C'est en tout cas dans ce contexte tendu que chaque joueur va prendre en main une dynastie au gameplay légèrement asymétrique. Au menu : Deux villes de départ inscrite dans le marbre (plutôt logique, les Napolitains ne vont pas commencer en Sicile hein), des ressources de base qui donnent une certaine direction à son style de jeu sans être dirigiste, et un plateau personnel imposant une disposition d'actions de base différente à chacun.
Virtù se joue dans un enchaînement continuel de phases nommées Printemps (une action par joueur), fin de Printemps (résolution des sièges) et Hiver (entretien et achats), qui prend fin quand toute l'Italie est occupée par un avant poste, ou quand un joueur conquiert sa huitième ville ou atteint le bout de la piste Patronnage. Tout le jeu repose sur un système de 9 ressources dont une seule est physique est le Florin, la monnaie du jeu. Toutes les autres ne sont disponibles que sur des cartes ou des tuiles que l'on doit au préalable retourner pour les utiliser dans le feu de l'action.

Virtù est un jeu riche, très riche. Côté conquête pure, on peut recruter, déplacer des troupes par la terre ou la mer pour guerroyer, ou la jouer plus soft en annexant une ville voisine par la diplomatie. Mais on peut aussi pèle mêle, adhérer à des guildes, construire des cathédrales, conclure des alliances avec trois grands empires voisins, solliciter des emprunts (via des cartes indulgences), faire du mécénat (pour monter sur la piste Patronnage), ... des agissements qui permettent soit d'améliorer sa force de persuasion, soit d'engranger les points de victoire, la seule valeur qui déterminera le vainqueur en fin de partie (et sachez qu'ici chaque point peut faire la différence !).
L'action Intriguer est d'ailleurs la deuxième belle réussite de Virtù : Pour chaque ressource "masque" utilisée, vous pouvez placer / retirer un de vos jetons agent espion pour empêcher un joueur de faire une action, vous offrir un avantage sur une ville pour une futur conflit, voir de renverser une alliance qui vous paraît trop profitable.
L'idée mécanique est simple, maus über puissante et toute aussi géniale, car elle permet de "casser" la routine d'un joueur ou d'effectuer des coups tactiques incroyables, tout en faisant passer le titre dans un autre monde niveau interactivité.

Mais comme dit plus haut, le point fort du jeu est pour moi cette superbe roue d'actions. Elle permet de gérer les décisions prises dans votre palais personnel, dans lequel vous allez déplacer à chaque tour un marqueur d'action (de 2 cases maximum dans le sens des aiguilles d'une montre par défaut) et vous allez "pimper" tout au long de votre partie grâce à l'achat régulier de cartes serviteurs.
Elle regorge d'idées lumineuses : Toute nouvelle carte achetée peut être placée en temps que courtisan (sur des emplacements de côté) pour vous servir de ses ressources dès que nécessaire, ou en temps que nouvelle action (si elle le permet) afin de bénéficier de ressources permanentes et d'un éventail d'actions adaptée à votre stratégie actuelle.
Mais elle intègre aussi le rafraichissent des courtisans à certain point de passage, un système de contraintes lors de sa réorganisation, la possibilité de booster vos actions ... plein de subtilités qui pousse le concept de "rondelle" dans ses retranchements, et vont vous faire saigner du cerveau tout en surexcitant constamment vos sens de l'organisation et de l'anticipation.

Sur le plan mécanique, rien à redire, l'ensemble fait grave envie : Virtù est un jeu de conquête qui donne un vrai souffle nouveau au genre, tout en réussissant à concilier interactivité forte et absence de hasard capable de plaire à un public expert plus proche de la sphère Eurogame.
Le jeu propose une véritable montée en puissance et une tension allant crescendo, tout en offrant un exercice de planification magistral. C'est certainement ma plus belle surprise "gros joueurs" depuis Praga Caput Regni, et je ne vois pas comment ne pas vous enjoindre à le tester si vous aimez la gestion casse-tête sans passer votre partie à jouer dans votre coin.

Cela aurait pu être un "no brain ludo" (oui j'invente des mots si je n'avais pas eu un gros mega ultra souci avec Virtù : Il a fait un four complet chez moi.
Un tour chez nos psys plus tard, deux raisons souvent évoquées. La première, une action Guerroyer qui se montre beaucoup plus complexe à développer que l'action Annexer. Générer des troupes, payer leur soldes durant l'hiver, avoir à disposition les bonnes ressources pour les déplacer proche de votre futur lieu d'attaque ... la routine se montre beaucoup plus chronophage et lourde à mettre en place que juste tenter de conquérir un terrain neutre (avec en plus les mêmes contraintes à gérer lors de la phase "siège").
Cela n'a l'air de rien comme cela, mais au final, cela casse un peu la "magie" du jeu : Malgré le bonus en point de prestige possible, on est vite tenté d'éviter l'affrontement direct au maximum, surtout que le plateau se remplit vite et peut rapidement déclencher la fin de partie. Dommage pour un jeu de baston quand même, non ?

La seconde, c'est la phase d'Hiver, incluant l'achat de cartes et de réajustement de son palais, qui survient bien trop fréquemment et hache le rythme de la partie. Si je conçois que pouvoir se développer après chaque Année de jeu dynamise le jeu, il le freine aussi beaucoup, surtout quand des joueurs passent des plombes à analyser le marché. Et après une action par joueur, je ne peux pas leur donner tord : C'est quand même bien trop peu à mon avis.
Mon constant avec tout cela ? Mes potes sont casse-c..illes, oui (ca je le savais). Mais plus loin que ça, cela témoigne d'un vrai truc : Malgré ses qualités et "originalités" mécaniques indéniables, Virtù manque de fun immédiat et cette obligation de se confronter qui peut séduire un minimum les "Améritrasheurs", tout en obligeant à y jouer plusieurs parties pour ne plus subir de trop désagréables moments d'attente, même quand on est habitué au rythme lent.
Cela ne généra pas ceux qui ont le temps, qui préfère le coté construction, qui s'en batte le melon d'avoir de la variabilité au départ. Pour les autres, c'est moins probant. Est-ce que cela en fait un mauvais jeu ? Pas du tout. Mais forcément, avec des perceptions aussi disparates, je ne peux qu'en conclure que le jeu n'est fait que pour un public vraiment spécifique. Où qu'il faut attendre sagement une v2 pour mettre tout le monde d'accord.


