Root, conflit dans les sous bois
Le conflit fait rage dans les sous-bois. Les chats, nouveaux venus dans la contrée, dominent les lieux, et jouent de leur puissance industrielle et leur emprise sur les ressources locales pour contrôler la majeure partie des points de passage. Les Aigles, ancienne maison forte des lieux et dynastie aristocratique sur le déclin, souhaite retrouver son pouvoir d'antan en reconquérant les lieux par les airs. Dans cette véritable opposition de styles, les discrets rongeurs essaient de rameuter des partisans à leurs causes, quand les castors et les lézards cherchent à profiter de la situation pour prêcher leurs idéologies capitalistes et religieuses. Tout cela sous l'œil intéressé du vagabond, un être solitaire qui loue ses services à qui le veut bien pour se faire une place au soleil des grands de la forêt...

Alors non, ce n'est pas le pitch du prochain Pixar, mais bel et bien la description de l'univers agité dans lequel vous évoluez dans Root, le plus grand jeu de société de tous les temps* (j'annonce la couleur tout de suite, comme ça c'est fait).
Un jeu qui, contrairement à ce que son thème et son ramage semblent laisser croire, n'est pas un petit jeu familial accessible. Root est en fait un put** de jeu de guerre, qui nécessite de bien s'accrocher au départ à son siège pour ingurgiter les nombreuses subtilités qu'il impose, pour ensuite (et enfin) se délecter de toutes les richesses qu'il a à offrir des parties durant.

Car si Root marque les esprits, c'est déjà pour son asymétrie affirmée. De base, quelque soit la faction que vous dirigez, il y a un panel de règles communes, liées au déplacement, à l'artisanat et au combat, que tous les joueurs doivent toujours garder à l'esprit. Pour effectuer un déplacement valide notamment, il faut au minimum garder le contrôle (ensemble guerriers et bâtiments) de la clairière de départ ou d'arrivée. Une escarmouche, elle, se gère toujours en lançant deux dès, l'attaquant obtenant les faveurs du chiffre le plus élevé, le défenseur celui le plus bas. Avec pour conséquence d'offrir à l'agresseur le droit de supprimer un jeton adverse par point de différence dans la clairière du crime (unité vivante en premier).
Mais à côté de cela, tout diffère, de la logique de fonctionnement globale d'une faction aux bâtiments qu'il peut construire, en passant par la manière de récupérer le gros de ses points. Quand le peuple de la Canopée (les aigles) doit programmer toutes ses actions en amont au risque de perdre son chef leader en cas d'échec, pour marquer des points en fonction du nombre de nids installés, l'Alliance de la Forêt (les rats) doit la jouer discret au départ et réussir à monter des bases pour enfin déployer sa puissance "syndicaliste" rémunératrice au tableau d'affichage... Dans tous les cas, beaucoup de vos actions ne peuvent être déclenchées qu'en jouant une carte de votre main. Quatre couleurs, dont trois représentants les trois types de clairières visitables (renard, souris et lapin) du très grand plateau central, plus une bonus, qui sont généralement à jouer en fonction du lieu où l'on se situe, ou l'on désire agir.

C'est donc à la découverte que cela peut coincer. Si à deux joueurs, il faut compter une vingtaine de minutes pour s'approprier les factions choisies et commencer à rentrer dans le dur, à 4 ou 5 joueurs, les explications peuvent bien prendre une grosse heure d'explications, le temps de passer en revue les règles individuelles de chaque camp. Root reste aussi une vraie simulation de conflit, qui nécessite d'être agressif (surtout à beaucoup) pour ne pas se faire manger tout cru, surtout quand on sait qu'il y a une prime donnée à l'attaque lors des jets de dés.

Outre ces deux particularités qui peuvent décevoir certaines attentes, et rendre circonspect après une première grosse partie où on a eu l'impression de se sentir dépassé, Root est un jeu fantastique. Peu de jeux arrivent à récompenser de manière aussi jouissive la planification stratégique et la prise de décision tactique.
Impossible d'espérer empocher la victoire en ne se concentrant que sur ses propres plans : Root est un jeu à l'interactivité maximum, qui nécessite de garder à œil continuel sur les agissements de vos adversaires pour anticiper toute manœuvre à son encontre et surtout ce coup de génie qui pourrait lui offrir un avantage trop considérable.
Au delà de la planification et du contrôle de territoire, Root est un vrai jeu de "société", qui génère des échanges permanents, appelle à la négociation constante, tout en faisant de chaque partie l'héroïne de son propre scénario, avec ses propres rebondissements, ses surprises à foison, et un dénouement que souvent peu de joueurs attendent.

Et il faut le dire, le plaisir de jeu est décuplé par une production de haut vol. Un thermoformage génial, un matériel canon, des meeples sublimes, mis au service d'une ergonomie sans faille qui prend les joueurs par la main, des deux livrets progressifs à la fiche d'aide pour les premiers tours, en passant par l'organisation de ces plateaux joueurs juste parfaite.
Visuellement, Root est aussi une merveille. Je ne pensais pas qu'il était possible de tomber amoureux d'une boîte, surtout après n'avoir jamais eu d'attirance particulière en amont en regardant des photos du titre. Mais une fois la grosse boîte entre ses mains, après avoir vu ce monde aussi poétique que farouche s'animer devant ses yeux, c'est un pur délice. Que j'espère que tous les passionnés de jeux de société vivront une fois dans leur vie !
* en concurrence permanente avec quelques autres, je change d'avis presque tous les jours...



