
Stefan Feld fait partie de ces auteurs qui divisent. Adulé par certains pour créer des jeux denses articulés chacun par une mécanique innovante, le designer allemand laisse aussi une frange des joueurs sur le carreau, qui lui reprochent des jeux abstraits où la profusion de routines mentales génèrent des salades de points indigestes.
Et je vais vous le dire tout de go, je ne me retrouve sur ce conflit encore du côté Suisse. Car si à chaque fois je prends un certain plaisir à découvrir les belles surprises que nous réservent l'artiste allemand, je ne suis pas toujours convaincu par l'équilibre global de ses œuvres. Et ce n'est pas encore Bonfire qui va me faire choisir définitivement un camp.

Allumer le feu
La première chose qui marque quand on se prépare à s'essayer Bonfire, c'est que "pour une fois", un "jeu Feld" a un vrai parti pris thématique visuel, et l'histoire qui va avec.
Dans un monde fantastique où mysticisme et folklore sont les clés de voute, les feux de joies, sources de lumière et d'énergie pour les peuples de gnomes des environs, se sont éteints. Tout ce que vous savez, c'est que les Gardiens, qui ont créé et entretenu ces feux, se sont retirés dans leurs îles sacrées, lassés du comportement de vos congénères. C'est désormais à vous qu'incombe de faire revenir la vie, tout en essayant de convaincre les Gardiens de revenir s'occuper des feux de joies par votre bravoure et quelques actes héroïques.
Si je vous accorde que le thème n'est pas le plus sexy de l'année, et que le sujet importera peu à tout pousseur de cube qui se respecte, cet apparat narratif a le mérite d'apporter deux choses : Une profusion de couleurs qui illuminent les pupilles et surprennent dans un jeu de gestion. Et surtout une vraie cohérence entre tous vos actes et le but final du jeu, qui est de faire revenir la vie dans ce monde plongé dans les ténèbres.

Car pour ce long et difficile périple que ne renierait pas Bilbon Saquet, vous allez tout d'abord devoir explorer ces îles mystérieuses afin de récupérer des brasiers et les rallumer, tout en convainquant quelques-uns de ces Êtres supérieurs de vous suivre. Une fois les Gardiens plantés devant votre sanctuaire, le plus difficile commence : Il va valoir leur réaliser un chemin de procession jusqu'aux portes des différentes salles de votre antre, tout en générant des portails magiques leur permettant d'atteindre vos feux tout juste ravivés.
Le moteur principal de Bonfire pour gérer votre destinée, c'est son système génial de marqueurs d'actions, des jetons à symbole unique qui représente chacun l'une des six actions de base du jeu, et qui parcourt l'éventail des actions attendues dans votre quête :
- Déplacer son navire sur la carte (jeton bleu)
- Récupérer une mission sur une île, un brasier éteint que l'on ne peut allumer qu'une fois les conditions indiquées réunies (jeton rouge)
- Récupérer un Gardien sur une île ou Déclencher une Procession en faisant avancer tous ses Gardiens d'une case (jeton blanc)>
- Construire un chemin dans son sanctuaire (jeton vert)
- Utiliser le grand brasier pour gagner deux avantages au choix entre jeton action, ressource et portail (jeton violet)
- Recruter un gnome via des cartes qui offre soit un bonus en point de victoire immédiat, soit un avantage pour toute la parte (jeton or)

L'important avec ce système, c'est qu'à son tour, un joueur ne peut effectuer une action que s'il peut se défausser d'un jeton de l'action correspondante (hors tuile bonus). S'il ne lui reste plus qu'un jeton maximum devant lui, le joueur se voit alors dans l'obligation de renflouer sa réserve, en jouant à la place l'une de ses tuiles Destin sur sa grille du même nom.
La pose de ce polyomino affichant 3 symboles actions permet en effet de gagner un jeton action des trois types indiqués sur la tuile, plus un jeton bonus par symboles identiques qui se retrouvent orthogonalement connectés. Un choix crucial qui, selon les talents d'optimisation de chacun, peut faire gagner de 1 à une dizaine de jetons action bonus s'il se débrouille bien !

Unique en son genre, cette mécanique est indiscutablement le gros point fort de Bonfire selon moi. En plus de la gestion du rythme (la pose d'une tuile Destin faisant perdre un tour d'action) et de toute la logique d'optimisation derrière ce véritable jeu de Tetris à Stone Age ouvert, cette gestion permanente d'un pool de jetons d'actions complexifie agréablement la construction de son cheminement de réflexion vers ses objectifs. Tout en rajoutant une couche à une interactivité insoupçonnée pour ce type de jeu.
Car avoir connaissance des possibilités d'actions de ses concurrents (tout en ayant à vu l'état d'avancement des sanctuaires) est le terrain idéal pour du blocage actif : Ravir la tuile ou la carte gnome parfaite pour son sanctuaire, tourner l'observatoire de telle sorte qu'aucun portail ou bonus ne coïncide avec ses besoins... Bonfire peut être terriblement vache (celtique), et ce n'est vraiment pas déplaisant. Surtout que, ce que je n'ai pas dis, la fin de la partie est déclenchée dès qu'un certain nombre de novices sont envoyés au conseil. S'il faut attendre 5 tous supplémentaires pour procéder au comptage final, il est donc fortement possible d'agir sur ce levier, pour pourquoi pas malmener des stratégies adverses qui pourraient prendre corps avec quelques tours de plus.
Dans tous les cas, disposer de beaucoup de jetons actions reste un gros avantage dans Bonfire, car cela permet de s'ouvrir un maximum de possibilités de jeu à son tour, tout en s'offrant si besoin la possibilité de se délester de deux tuiles action contre celle de notre choix si besoin. Outre ces deux possibilités de jeu, il est aussi possible de raviver un brasier (retourner un jeton mission menée à son terme), ce qui permet d'envoyer son novice dans le Haut Conseil et glaner une action puissante précieuse dans votre course contre les ténèbres.

Le pénitencier
Indiscutablement, Stefan Feld a encore réussit à créer une œuvre qui marque les esprits. Un jeu porté il n'est pas coutume par une mécanique innovante, qui se montre à la fois tactique et grisante, et qui fera des émules à l'avenir, c'est une certitude. Et pour une fois, un jeu porté aussi par un thème fort qui, même s'il est clivant et étrange, se marie finalement bien à la proposition de jeu. Tout en offrant une vraie personnalité visuelle à l'ensemble.
Mais le souci avec Bonfire, c'est qu'il y a une vraie dissonance entre cette mécanique innovante qui ouvre un champ d'expérimentation incroyable, et le reste d'un jeu Eurogame beaucoup plus conventionnel qui n'évite, en plus, pas le trop plein de tout.
Entre les six ressources différentes impossibles à nommer sans le livret, un système de tuiles offrandes qui ne sert que pour l'achat des missions, les novices communs qui ne servent qu'à accélérer la fin de jeu, la course aux cartes Sages qui devient presque risible une fois les derniers tours enclenchés... Bonfire alourdit tellement ses mécaniques secondaires d'alinéas en tout genre qu'elles finissent par prendre la majorité de l'espace, tout en reléguant la partie novatrice en simple fil rouge.

Concernant les règles, c'est un peu pareil. Ne pas avoir le droit de mettre deux Gardiens sur la même tuile chemin, devoir construire ses portails dans le sens inverse, payer plus cher si on récupère une mission sur la même île, etc... Beaucoup de ces contraintes ne semblent au final que rajouter une surcouche de complexité inutile à un jeu qui avait pourtant déjà la belle ambition de proposer une course où le but est d'arriver devant certes, mais surtout au bon moment. Il n'y avait pas besoin de rajouter des flaques d'huile, des mémés qui passent en déambulateur au milieu du circuit et l'obligation de rouler à reculons pour que le jeu gagne ses galons de gros jeu. Vraiment.
Et le plus gros problème avec ce mélange détonnant mais véritablement hasardeux, c'est qu'il rend Bonfire profondément dirigiste.
Rien que dans son déroulé, Bonfire impose un cheminement de développement tellement imposé (missions, feux, chemins, portails, Gardiens) que le jeu ne propose véritablement que deux axes menant à la victoire, à savoir se concentrer sur la réalisation de missions rémunératrices tout en grapillant quelques points ici et là, ou allumer le plus rapidement possible un maximum de feux pour au plus vite développer son sanctuaire et rameuter des Gardiens. Le jeu a beau proposé plusieurs moyens alternatifs de scorer (des cartes, des cases sur le brasier), le sanctuaire reste l'axe majeur, et j'ai eu l'impression sur mes parties de suivre un schema pré-établi où mon seul luxe était de guetter les opportunités que le jeu génère occasionnellement (par le hasard des tirages des chemins et des cartes notamment).

La "force" de Bonfire n'aide malheureusement pas à se convaincre du contraire, par sa lourde restriction imposée de devoir choisir entre deux tuiles Destin seulement. Si je veux bien comprendre que cela rend la décision plus délicate, cela à surtout pour conséquence de restreindre l'offre stratégique faite au joueur, qui doit souvent se contenter de choisir entre deux tuiles "meh" sur le coup et d'agir sur le court terme. Sauf si bien sûr il arrive à penser sa partie entière en analysant la disposition initiale de ses tuiles Destin. Mais je ne pense pas que cette capacité psychique soit offerte à tout le monde...
Je veux bien admettre que je suis un peu dur avec Bonfire sur ce plan là. Le jeu n'est pas si fermé que je semble le prétendre, car le jeu propose assez de leviers alternatifs (brasier, cartes, bonus) pour glaner des jetons action qui manqueraient à notre stratégie. Mais j'attendais quand même plus d'un auteur si "célèbre" que d'ajouter artificiellement une richesse mécanique et une dose d'adversité du jeu suffisante pour se justifier expert, sans avoir la liberté propre au genre et les moyens gratifiants de contourner toutes ses difficultés.
Et je crois que ce qui est le plus rageant ce dirigisme, en fait, c'est de ne pas être maître de la durée de sa partie.
Pourtant, c'est bien le postulat de base : Bonfire se veut être une course où il ne faut pas trop perdre son temps, tout en en gagnant assez pour aller au bout de sa stratégie.

Mais dans les faits, un joueur qui décide de foncer sur les feux bleus (les plus simples)) pour plier la partie en trente minutes fait tomber n'importe quelle réflexion un peu "chiadée" à l'eau ; Des joueurs qui s'acharnent sur vous en vous empêchant de récupérer le portail qu'il vous manque pour avancer va détruire tout espoir de valider les quelques objectifs nécessaires pour rester dans la "partie"... Bonfire est un jeu où la pression du temps est tellement constante, les parties arrivent à leur terme si vite, qu'il est difficile de ressortir d'une session en ayant le sentiment d'être aller au bout de ses idées.
Une fois que l'on a compris son erreur lors d'une première partie, on en vient finalement à jouer un peu plus robotiquement, en misant sur les opportunismes et les aléas du jeu, et en privilégiant l'efficacité extrême au plaisir de construire pas à pas le moteur à points qui nous donnera la banane. La balance penche un peu plus du côté du calcul que de l'émotion. Fait subir davantage le stress du temps qu'offrir un réel plaisir de développer.
Clairement le genre de jeu que recherche une frange des joueurs experts, et qui trouveront en Bonfire un bon compagnon de route (car il n'est clairement pas un mauvais bougre). Mais personnellement je suis sorti de mes parties vraiment trop mitigé, conscient à la fois de ses belles forces et de ses grosses faiblesses, pour me dire que je tenais là le futur gros jeu expert de ma ludothèque.

