
Je vais la jouer franc jeu : Dix, c'est un peu la "surprise du chef" que je n'avais vraiment, mais alors vraiment pas du tout vu venir.
Dernière nouveauté de la ludothèque de Lucky Duck Games, plus habitué à nous sortir des jeux "gamers" à la thématique forte, Dix débarque en effet sans crier gare pour tenter de venir se faire une place dans la gamme des petits jeux de cartes jouant sur les nombres (6 qui Prend, Skyjo, The Game et consorts).
Mais on n'oublie pas son ADN du jour au lendemain. Et Dix propose un jeu de collection qui mêle du stop-ou-encore, une mécanique d'enchères et de la gestion de ressources (monnaie et marché) ... oui rien que ça. Et le plus fou, c'est que l'ensemble fonctionne admirablement bien !

Jamais trois sans quatre
Dans Dix, votre but est de générer la plus grande suite de chiffres dans chacune des quatre couleurs du jeu (rose, orange, bleu, vert). La partie se termine quand la pioche commune (adaptée au nombre de joueurs) prend fin, donnant tout de même à chaque joueur une dernière possibilité d'aller acheter une carte au marché général.
Dix propose trois types de cartes. Il y a d'abord les cartes Nombres, ayant une valeur de 1 à 9 et une couleur propre, qui servent de base à la réalisation de vos suites. Il existe aussi des cartes Joker, qui ont une couleur neutre et qui peuvent remplacer n'importe quelle chiffre (si valeur inscrite), voir pour les meilleures n'importe quelle carte (si symbole dièse marqué). Et il y a des cartes Monnaie, qui se troquent contre des jetons monnaie utilisables durant la phase d'enchères ou d'achat au marché.

Pour récupérer ces cartes, chaque joueur est amené à son tour à révéler une à une autant de cartes qu'il le souhaite de la pioche générale, jusqu'à ce qu'il décide d'arrêter ou qu'il soit grillé. Cet évènement se produit si la somme des cartes Nombre moins celles des cartes Monnaie est strictement supérieure à 10, ou si le total des cartes Monnaie dépasse le même nombre.
Le tour du joueur s'arrête net dès que cet évènement fâcheux se produit. Toutes les cartes Nombre filent alors dans le marché commun, et ses adversaires remportent chacun la valeur des cartes Monnaie en pièces si le fautif avait été grillé à cause des cartes Nombres. Le joueur récupère tout de même un jeton de consolation, qui vaut 3 pièces de Monnaie et ne rentre pas en compte dans la limite de 10 pièces que chaque joueur doit respecter à tout moment.

Si le joueur décide d'arrêter son tour avant d'être grillé, il a le choix entre prendre les cartes Nombres ou autant de pièces que les cartes Monnaie indiquent. Dans le premier cas, ce sont les adversaires qui bénéficient du gain financier. Dans le second cas, les cartes Nombres sont déplacées dans le marché commun.
Après ce choix, le joueur peut finir son tour en achetant une fois au marché. Chaque carte coûte sa valeur indiquée, et le joueur peut revendre plusieurs de ses cartes pour compenser un déficit en pièces Monnaie ou de consolation.
Reste à préciser que le processus de tirage est immédiatement mis en pause dès qu'une carte Joker est tirée. Cet évènement déclenche un tour unique d'enchères en partant du joueur situé à la gauche du joueur actif, et qui permet à chacun de miser (s'il le souhaite) pièces ou cartes en sa possession (qui vaudront un quelque soit sa valeur) pour tenter d'obtenir le sésame convoité.

Il était moins une
L'essentiel. Alors non ce n'est pas qu'un vibrant hommage à Emmanuel Moire (à presque regretter la période comédie musicale des années 2000 quand on allume la radio aujourd'hui...), mais un ressenti vivace qui me vient à l'esprit quand j'étudie chaque strate de la conception de Dix.
Rien que le décompte final est un modèle de sobriété et de rapidité, puisque vous n'avez à totaliser que le nombre de cartes (et non les valeurs) de votre plus grande suite de cartes dans chacune des quatre couleurs. Pas de comptage laborieux, pas besoin de feuille de scoring ici, on détermine le vainqueur en 10 secondes chrono (20 si vous êtes vraiment fatigués). Et c'est un luxe dont on prend vite goût !
Cette "simplicité" éclabousse surtout selon moi autant le design de Dix que ses mécaniques. Des chiffres qui prennent toute la hauteur des cartes Nombres, des gros points noirs pour la Monnaie et quatre couleurs aussi flashy qu'impossible à confondre même de dos et dans la pénombre : Dix ne s'embarrasse pas d'une quelconque tentative d'apposer un thème superflu ou de flatter les rétines avec des visuels qui gâcheraient la lisibilité.

Et côté moteur, constat identique : Dix valorise le stop-ou-encore et les enchères dans leur plus simple expression. On s'amuse à mettre de la tension à décompter le score du joueur, à se provoquer lors du tour unique (et donc tendu) de mises pour les cartes joker.
Le fait que tout soit toujours public (de vos collections à vos pièces en main) apporte un certain crédit à jeter un œil à ce que font ses voisins, et rend chaque prise de risque facile à évaluer, les conséquences de chaque décision évidente, pour une dynamique de jeu qui réussit à rester vivace malgré une logique de jeu extrêmement simple.
Mais simplicité ne veut pas dire simpliste, et Dix sait montrer un vrai sens du détail à tous les niveaux. Ce qui m'a le plus frappé, ce sont ces "familles" de cartes qui savent aussi se différencier par de subtiles motifs qui vont jusqu'à créer de petites fresques dès que vous arrivez à mettre côte-à-côte des cartes qui se suivent.
D'autres exemples encore : Les auteurs ont volontairement mis moins de cartes de grande valeur dans le jeu pour compenser la plus grande difficulté à les obtenir dans un tirage, ou penser à ajouter un système de compensation assez puissant pour ne pas frustrer de pousser sa chance contre un hasard qui peut ne pas vouloir nous sourire.

Un de perdu, dix de retrouvés
Alors c'est sûr, Dix embarque beaucoup de petites règles pour un titre tenant de jouer l'universalité des genres à table, et il faudra peut-être accompagner les débutants quelques tours avant qu'ils se sentent parfaitement à l'aise. L'apprentissage, même pour un "expert" du jeu de carte, n'est d'ailleurs pas facilité par un livret de règles plutôt bien structuré, mais qui pèche au moment d'offrir un résumé assez exhaustif pour ne pas empêcher les erreurs lors des premières rondes.
Mais l'avantage de cette "complexité", c'est que tout cela participe grandement à donner assez de profondeur à Dix pour lui conférer une certaine richesse tactique. Amasser le plus de pièces pour avoir la main mise sur les enchères et le marché, récupérer un maximum de cartes Nombre pour contrôler la pioche et bloquer sournoisement vos adversaires, jouer deux familles seulement en ayant toujours un minimum de pécule pour sauter sur les cartes importantes ... ce sont là quelques-unes des stratégies possibles qu'offre cet étonnante petite boîte pleine de cartes.
La grande qualité de Dix est de vous laisser choisir votre façon de jouer. Vous pouvez autant le parcourir en "full" dilettant (avec de jeunes enfants ou vos arrières grands mères) ou vous engager dans des parties plus réfléchies, malgré la présence d'une mécanique de stop-ou-encore et d'un hasard qui viendront toujours mettre leur grain de sel.

Alors Dix, le nouveau jeu de cartes incontournable et universel ? Peut-être pas totalement.
Déjà parce que le rythme un peu haché par les enchères et des parties plutôt longues pour le genre peuvent refroidir les ardeurs des plus pressés.
Et si je devais faire mon difficile, je dirais aussi que Dix mériterait peut-être une once d'interaction directe en plus (par le fait de pouvoir récupérer des cartes chez un adversaire en respectant certaines conditions par exemple). Voir de récompenser plus lucrativement les suites complètes, afin de rendre l'issue de chaque partie incertaine même quand un joueur semble prendre une avance irrémédiable (j'ai eu plusieurs fois le cas).
Mais cela n'empêche pas que les mécaniques s'emboîtent parfaitement bien, et créé un ensemble cohérent capable d'amuser les foules. Et que c'est peut-être le prix à payer pour proposer une certaine originalité et se démarquer dans un genre qui nous a un peu trop habitué à miser sur ses acquis.


