Feierabend
Est-ce qu'il est encore possible d'être surpris par un banal jeu de pose d'ouvriers "à l'allemande", et surtout s'extasier... sur sa thématique ? C'est en tout ce qui m'est arrivé sur Feierabend, le petit dernier de Friedemann Friese. Un jeu complètement fou, qui n'a pour l'instant connu qu'une petite sortie test cet été en double version anglaise / allemande. Mais Asmodée semble être sur le coup pour une trad' l'année prochaine, et je vous conseille de ne pas la rater.
Vis ma vie de salarié moyen
J'avoue qu'à la première approche, mon ludexcitomètre ne frétillait pas comme un saumon devant un banc de crevettes. Une boîte rectangulaire, à l'ancienne, longue et plate, du genre impossible à caser dans une étagère Kallax digne de ce nom ; Une illustration globale datée et très typée eighties, qui ferait presque passer le design du Monopoly pour de l'art déco futuriste ; Et des plateaux, des emplacements de meeple à n'en plus finir, à deux doigts de faire changer de passion pour la couture symphonique.
Mais quelques explications de notre hôte plus tard, c'était pourtant déjà le petit rictus... de plaisir. Car Feierabend, c'est un but loufoque : Faire atteindre à nos ouvriers tout simplement le bonheur, en gérant le mieux possible leur temps libre du week-end. À son tour de jeu, une seule action, sortir de son plateau usine de un à trois de ses employés (suivant l'emplacement), afin de réussir en premier à faire atteindre à notre jauge de "relaxation" le score fatidique des 40 points.
Et au départ, ce n'est pas gagné. Des salaires faibles, un gros nombre d'heures travaillées par jour, de grosses inégalités entre hommes et femmes, ... on a peu de latitude pour faire monter cette piste, surtout que le jeu intègre une contrainte du genre pénible : Une grosse montée de stress (en fonction de nos jauges liées aux conditions de travail), quand notre plateau personnel est vide et que nous devons forcer nos meeples à revenir travailler.
La chance, c'est qu'il y a quand même pas mal d'activités disponibles, au travers des quatre gros plateaux communs du jeu.
Le premier, celui des loisirs gratuits, permet d'envoyer vos travailleurs pêcher, courir ou faire une promenade en scooter, contre une dose pure de joie de vivre.
Celui consacré à "l'amusement" vous permet notamment d'attirer des partenaires. Ces nouveaux meeples peuvent avoir une double utilité, soit être utilisés pour réaliser des actions dédiées aux couples, soit rendre certaines actions plus gratifiantes grâce à la puissance de l'amour.
Le plateau lié aux congés payés est, vous vous en doutez, le plus rémunérateur en plaisir, mais les emplacements coûtent chers (surtout si vous partez à deux), et il est surtout inaccessible au début de partie. Pour y accéder, il faut au préalable débloquer les différents types de vacances, campagne, montagne et mer (dans cet ordre), en faisant préalablement pression sur votre employeur... via la grève.
Car oui, dans Feierabend, vous pouvez aussi être contestataire, et c'est vivement recommandé. Mettre l'un de vos travailleurs en grève permet, sans contrepartie, de remporter trois jetons du même nom. Gagner plus d'argent, sympathiser avec le syndicat, réduire les heures de travail, ce sont certaines des améliorations de nos conditions de vie que permettent les petits jetons rouges. Tout passe alors par un jeu de quatre pistes, disponibles sur le plateau principal, que l'on tente de faire progresser au maximum pour se retrouver plus serein au retour de travail le lundi matin.
Mais si malgré cela vous avez le malheur d'atteindre une valeur trop basse de relaxation, c'est le burn-out. La plupart des emplacements vous sont alors interdits, et les seules actions possibles (le temps de retrouver un minimum de moral) sont d'aller au bar boire des pintes (contre une piécette), ou aller déprimer sur votre canapé. Il va s'en dire qu'il faut tout faire pour éviter cette situation.
Vis ma vie de joueur enthousiaste
Et c'est fou à quel point on se prend au jeu. Vous l'avez compris, le gros point fort de Feierabend, c'est sa thématique, aussi fun et hilarante qu'elle rappellera le quotidien nauséabond à beaucoup d'adultes que nous sommes. L'auteur aux cheveux bleus nous avez déjà habitué à des sujets qui sortent de l'ordinaire, Megawatts / Haute Tension (gestion d'un réseau de centrales électriques) ou Fabulosa Fructus (création de cocktails dans la forêt) en tête. Mais là il s'est surpassé, en nous dépeignant de façon humoristique la vie quotidienne d'un ouvrier lambda. Faire des extras au bar pour pouvoir emmener sa promise à la foire, faire rencontrer à son meeple un compagnon homme ou femme, etc... le jeu regorge de moments qui font sourire et permettent de commenter nos actions de façon rigolote. Je n'ai pas souvenir d'avoir connu une telle ambiance autour d'un jeu catégorisé gestion.
Bien aidé par sa logique ancrée dans la réalité, Feierabends'avère extrêmement simple à prendre en main, et facile d'accès pour un jeu du genre. Une fois que l'on a compris la routine d'un tour et surtout ce qu'il est possible de faire sur les différents plateaux du jeu, une partie peut démarrer rapidement, et il n'y a jamais vraiment besoin de revenir dans le livret de règles.
S'il est très "simple" dans son déroulé, une grande part du plaisir de Feierabendest dans la gestion de son rythme de jeu. Comme les joueurs ne jouent pas le même nombre d'ouvriers à chaque tour, les semaines ne finissent pas au même moment pour chacun (le seul truc illogique qui pourrait faire sortir du jeu, et encore...).
Tout le sel du jeu consiste donc à trouver le tempo idéal pour avoir un maximum de meeples disponibles, quand les actions que l'on convoitent sont libres. Car je ne l'ai pas assez précisé, mais 90% des emplacements ne peuvent accueillir qu'un joueur. Il faut donc bien choisir. Si on ajoute à cela que tous vos adversaires ont la même idée, et vont surveiller vos faits et gestes, surtout si vous êtes proches de la victoire, il faut quand même activer son ciboulot.
Des reproches ? J'ai un peu peur pour la rejouabilité et le plaisir sur le long terme, vu que la seule variance entre deux parties va venir de la façon de jouer des adversaires. Je pense que ce jeu aurait été un candidat idéal à un système d'évènements qui surviennent entre chaque tour, ajoutant un peu de chaos dans les stratégies huilées des meilleurs (et les aléas de la vie, il y a pas plus réalistes). Le rêve, cela aurait été des plateaux d'actions modulaires, pouvant modifier la "ville" de départ à volonté. Mais là je fais mon gourmand, Feierabend est déjà un sacré jeu, et ce serait dommage de ne pas l'essayer si vous le pouvez.