Fort
Fort est la petite sensation deckbuilding de cette fin d'année. Un petit jeu (par le format de la boîte) édité par Leder Games qui n'est pour l'instant disponible qu'en anglais, avec une traduction malheureusement pas à l'ordre du jour chez Matagot avant un an. Mais comme il n'y a quasiment pas de textes sur les cartes et que c'est du très bon, ce serait dommage de ne pas en toucher deux mots.
Un air de déjà (pas) vu
Si vous trouvez une ressemblance étrange entre Fort et un gros jeu expert asymétrique d'aventure du même éditeur (Root pour ne pas le citer), c'est normal, car on retrouve Kyle Ferrin, l'illustrateur star de Leder Games, aux commandes. Par contre n'espérez / craignez aucun lien de parenté autre que celui-ci entre le deux titres, on est dans un autre monde, en plus de mécaniques et des thématiques complètement différentes.
Oubliez donc les gentils n'animaux à la conquête de la z'oli forêt, Fort, c'est l'histoire d'enfants en compétition pour construire le plus rapidement un ... fort, en tentant de profiter des compétences des amis de leur cercle commun. La fin de la construction est d'ailleurs la principale condition de fin de partie, mais elle se signale aussi quand quelqu'un dépasse les 25 points sur la piste de popularité, ou s'il n'y a plus de forces vives disponibles pour aider les marmots en chef (peu probable).
Fort contient une base de gestion de ressources de parts de pizza et de jouets, servant principalement à construire la citadelle de bois, que l'on peut stocker soit dans ses poches (4 maximum par type), soit dans son sac à dos. Mais le plus gros de l'action se situe au niveau de la gestion de son deck de cartes amis, et vous allez voir que le fonctionnement change radicalement par rapport à un deckbuilder traditionnel.
Et ce, dès le départ. Exit les deck de cartes identiques, toute personne qui se lance dans une partie débute avec huit cartes tirées aléatoirement du paquet général, complétées par deux cartes "meilleurs amis" (liés à son personnage) et qui ont la particularité de ne pas pouvoir vous trahir et aller chez l'ennemi (vous comprendrez l'intérêt un peu plus loin).
Sur les cinq cartes que l'on tire à son tour, on n'en joue ici qu'une seule, que l'on peut rendre plus puissante (si elle le permet) en lui adossant une ou plusieurs cartes de la même famille. Chaque carte peut contenir jusqu'à deux actions, une publique et une privée, et il faut obligatoirement pouvoir en réaliser l'une des deux dans son entièreté pour que l'utilisation de cette carte soit déclarée valide.
Après la phase d'actions du joueur actif, chaque adversaire a le droit de réaliser l'action publique, à son niveau le plus faible (sans le multiplicateur activé), dans le sul cas où il peut se délester d'une carte de la même famille, voir une carte joker. Ensuite, le joueur maître doit finir par trois actions, dans cet ordre :
- jeter toutes les cartes activées dans sa défausse (du classique)
- placer toutes les cartes restantes dans sa main dans son "jardin", un espace situé au dessus de son plateau, faces visibles
- recruter une carte, dans la rivière commune ... ou dans le jardin des autres joueurs !
Le multiple effet kiss cool
Et si Fort fait autant parler de lui, c'est parce qu'il réussit à bouleverser les sensations de jeu que l'on a habituellement avec un deckbuilding. La première chose qui frappe, c'est cette interaction marquée, qui remet en doute pas mal de certitudes. Dans Fort, il ne vaut mieux pas s'attacher à ses cartes. Si ce n'est pas une carte ami proche, elle a toutes les chances de vous quitter précipitamment si un joueur en tombe amoureux, alors qu'elle vient d'échouer dans votre jardin. Ou pire, être tout simplement supprimée du jeu via une action spécifique.
La construction d'un deck basée sur une stratégie sur le long terme, vaut mieux oublier aussi, votre deck ayant la fâcheuse manie d'évoluer par le jeu des recrutements, que ce soit dans le sens des départs ou des arrivées, ou par le besoin de s'adapter à vos concurrents qui ne joueront peut-être pas comme vous l'attendiez.
Et le plus surprenant, c'est que Fort remet en cause la façon de penser dans un jeu de ce genre. Car dans Fort, on n'est pas dans un deckbuilder où l'on monte pas à pas un moteur à points privatif censé nous mener à des combos attendus. Chaque tour de jeu est un véritable travail de brainstorming entre nos deux cerveaux, afin de faire l'action idéal pour nous, sans offrir une action publique trop puissante à ses concurrents, ou risquer de perdre trop de cartes intéressantes une fois placées dans le jardin. Faire beaucoup avec peu va devenir votre précepte de vie, votre deck ayant de grandes chances de stagner à une dizaine de cartes tout au long de la partie, voir moins si vos adversaires vous sentent menaçant.
Une expérience que je trouve sublimée par le travail de Kyle Ferrin, qui donne une réelle personnalité à l'ensemble, et surtout aux détails apportées pour intégrer au maximum la thématique générale. Apater des enfants avec des jouets et des pizas pour faire monter le standing de notre abri, jongler entre notre "stuff" et le sac pour la gestion des ressources, les "règles inventées" pour designer les objectifs secrets récupérables en cours de partie... tout donne l'étrange sensation de retourner en enfance, dans une version de la guerre des boutons pacifiques mais tout autant espiègle et futée.
Alors bien sûr, tout n'est pas parfait dans Fort. Ayant pu participer à une partie où des joueurs ont pris des axes de développement complètement différents, j'ai un léger doute sur le fait qu'il existe plusieurs chemins vers la victoire finale, et que certaines mécaniques (comme le sac à dos ou l'observatoire) puissent être l'objet de véritables stratégies viables.
On aurait pu aussi avoir un matériel favorisant encore plus l'immersion. Avoir une vraie construction à faire, même simpliste (au lieu de juste monter un jeton en bois sur un axe), donnerait davantage la sensation de réaliser un fort. Pas convaincu non plus par les jetons ressources, mignons mais vraiment petits, et qui n'ont pas la forme de ce qu'ils représentent (quasi la norme aujourd'hui). J'avoue que je pinaille un peu de ce côté-là, car difficile vraiment de blâmer un éditeur qui a fait le choix de proposer un jeu au format mini à un prix vraiment accessible.
Ce qui est peut-être le plus dérangeant au final, c'est le fait qu'il n'y ait qu'une soixantaine de cartes de base dans la boîte, avec souvent quelques redites. Un joueur amoureux de Fortet qui se déciderait de poncer le jeu fera certainement très vite le tour, car uns fois les rouages stratégiques maîtrisés les objectifs et pouvoirs secrets variables ne seront plus aussi déterminants.
Mais malgré tout ça, les qualités de Fort surpassent largement ses défauts. Et mérite d'être essayer, même en anglais. Car il y a des chances que vous ressentiez ce vent d'air frais tout autant que ceux qui ont déjà pu l'approcher. Et parce que je suis sûr que beaucoup de jeux s'inspireront de certaines de ses mécaniques dans le futur, tellement elles apportent quelque chose de nouveau, et de bon.