
Tyrants of The Underdark a toujours jouit d'une jolie réputation dans sa version originale. Non pas pour l'utilisation de la licence Dungeons & Dragons (on a vu plus sexy que la lutte de pouvoirs des plutôt méconnus elfes noirs), mais par son mélange de deckbuilding et de contrôle de zone (via un plateau simulant les entrailles des Royaumes Oubliés) qui avait réussi à donner pour beaucoup un petit coup de vieux à Dominion.
Et pourtant, malgré ce plébiscite, il aura fallu attendre une localisation surprise et 5 longues années avant de voir une version débarquer dans nos contrées. Alors, trop tard ou trop bien ?

Full Metal Demi Deck
Les Tyrans de l'Ombreterre (il a été francisé pour l'occasion) est comme dit plus haut un jeu de conquête à base de cartes. Les joueurs contrôlent ici de chefs de clans Drows décidés à prendre le contrôle du monde du dessus par tous les moyens, de l'affrontement directe à l'espionnage, en passant par des manipulations pas très fairplay (comme des déplacements ou assassinats inopinés).
Les points de victoires sont dans ce jeu la clé de la réussite, et se déterminent en fin de partie par les recrues réalisées, les assassinats perpétrés au cours de ses pérégrinations et les majorités remportées sur le plateau de jeu.
En parlant de ça, l'aire d'affrontement se compose de 26 sites reliés par des chemins, dont 7 plus importants permettent de grapiller des points additionnels à la fin de chacun de vos tours de jeu si vous les dominez à ce moment-là. Des lignes pointillées délimitent trois zones de jeu qui ne sont pas toutes employées si vous jouez à 2 ou 3 joueurs.

Chaque joueur débute sa partie avec un pool de 40 jetons soldats et 5 espions, une base au choix sur le plateau et un jeu de cartes composé de 7 nobles et 3 guerriers. Avant de jouer, tout prétendant au trône tire 5 cartes de sa pioche, et peut ensuite les utiliser soit pour leurs ressources (influence ou pouvoir), soit pour leurs capacités (avec ou sans contraintes).
On utilise principalement le pouvoir pour déployer des troupes ou assassiner un soldat ennemi sur le plateau. La seule obligation, c'est de réaliser l'action dans une zone où l'on a une "présence" (soit dans le même site, ou soit à côté). L'influence, elle, permet d'acheter de nouvelles cartes pour son deck. Le jeu propose à cet égard un marché commun permanent de 5 cartes, renouvelé automatiquement après un achat, plus deux paquets de basiques, qui permettent d'améliorer à moindre coût son deck de départ.
La lutte se poursuit jusqu'à ce qu'un joueur place sa dernière troupe ou que la pioche du marché ne contient plus de cartes. Ce qui déclenche le comptage de point terminal (pour tous les adversaires moins un) !

Il faut sauver le soldat Elfe Noir
On ne va pas se le cacher, Les Tyrans de l'Ombreterre a un peu vieilli.
Et ce constat prend racine dans l'esthétique du jeu, qui devrait marquer plus que négativement les rétines de beaucoup de joueurs. Je ne souviens pas si le triptyque gris, noir et violet était à la mode en l'an de Grace 2016. Mais en 2022 c'est aussi peu sexy qu'ennuyeux, et surtout ne fait pas honneur à de l'héroïc Fantasy D&D que l'on a connu plus accueillant, même si le jeu se veut représentatif d'un D&D "à l'ancienne", plus adulte et sombre qu'à l'accoutumée.
Etonnamment, je suis d'avantage choqué par l'extrême sobriété des différents plateaux que par les visuels des cartes, qui à part quelques gros écarts (l'elfe aux yeux globuleux restera dans les annales) font le job, les dernières extensions en date montant sensiblement le niveau général.

On pourrait dire qu'on se ballade dans un système nerveux qu'on ne pourrait rien en redire : Le grand plateau fait dans l'utilitaire, mise d'avantage sur la praticité que dans l'immersion. Et ce n'est pas les restrictions budgétaires (qui ont fait disparaître les troupes 3d certes accessoires par des jetons cartons ultra moches) qui vont donner d'avantage l'impression d'être plongé dans un monde elfique en guerre.
Côté gameplay, on sent aussi que l'on est dans les premières émois du deckbuilding. Des effets très fonctionnels et qui restent sur des strates combinatoires peu évoluées, un plateau non modulaire, l'absence de nettoyage de marché, l'achat de la carte la plus chère qui est souvent le mouvement le plus judicieux, ... un vague goût de retour en arrière ne manquera de marquer les constructeurs de paquets expérimentés qui ont l'habitude de tâter du jeu récent.

Apocalyse Drow
Pour autant, malgré ses nombreux défauts, il est possible que vous preniez beaucoup de plaisir à enchaîner les parties.
Déjà, parce que le choix de privilégier l'ergonomie et l'accessibilité à l'apparat rend les parties de Les Tyrans de l'Ombreterre incroyablement fluides. Porté par une lisibilité optimale à tous les étages, un système de jeu dicté par une poignée de mots clés évidents et des choix stratégiques simples, le jeu tourne en effet comme une horloge suisse et ne souffre d'aucun temps morts, même lors des phases d'achat.

Si la version française perd du plastique, elle à aussi le mérite d'inclure de base l'extension Aberrations et Morts-Vivants. Un choix pas anodin, puisqu'il permet de multiplier les combinaisons de départ (le jeu impose de mélanger deux demi-paquets thématiques en début de partie) et d'améliorer sensiblement la rejouabilité sur le long terme.
Mais si on s'éclate autant, c'est surtout parce que Les Tyrans de l'Ombreterre met véritablement la tatane à l'honneur, dans un chaos conscientisé qui génère une danse de troupes continuelle capable de défigurer le plateau entre deux tours.
N'espérez pas ici prospérer tranquillement dans votre coin : L'agression est votre seul salut, et chaque minute passée dans l'Ombreterre ne sera jamais aussi animée que la suivante.
Et point fort non négligeable, c'est que même si vous jouez à 4 (la configuration maximale), il y a de grandes chances que vous puissiez torcher une partie de Les Tyrans de l'Ombreterre sous les 60 minutes, signe d'un jeu profondément dynamique qui va à l'essentiel, à savoir la guerre de territoires avec des cartes.

Un titre aussi efficace et fun que par contre complètement incontrôlable sur le long terme, mais qui donnera aux volontaires tout le nécessaire pour s'invectiver et se haïr pendant des siècles après des joutes amères.
C'est sûr que j'aurai aimé que l'éditeur profite de la localisation pour remettre au goût du jour certains aspects un peu désuets de l'œuvre aujourd'hui. Je suis certain qu'avec un coup de "polish" et quelques idées mécaniques actuelles, Les Tyrans de l'Ombreterre aurait pu remettre les points sur les i une deuxième fois sans contestation possible.
Mais reste dans l'état un vrai bonbon sucré et acide à la fois, que vous devriez savoir apprécier si vous avez les palets conscients de ce qu'ils vont déguster !

