Pâques. C'est pour beaucoup d'entre nous une fête chrétienne, où l'on passe désormais plus de temps à s'empiffrer de chocolat que de commémorer la résurrection du barbu divin. Mais saviez-vous que Pâques, c'est aussi une île chilienne perdue du Pacifique Sud, connue pour son peuple mystérieux, ses gigantesques Moaïs et toutes une palanquée de légendes qui vont avec leurs conceptions ?
C'est en tout cas ce sujet plus terre-à-terre qui est privilégiée dans Rapa Nui (quoique, on est jamais à l'abri d'une petite théorie extraterrestre ...). Un jeu qui va vous demander de mettre en concurrence vos tribus pour construire, déplacer et ériger ces statues monumentales sur l'île de la "grande Rapa" !
Le travail de Nui
Rapa Nui est un "petit" jeu de gestion qui mêle une mécanique de placement d'ouvriers, pour la construction et l'acheminement des statues et de leurs coiffes (Pukao), à de la gestion de ressources, nécessaires au développement de sa tribu et la réalisation d'offrandes.
En plus de la mise à disposition d'un plateau individuel et quatre tuiles amélioration (inactives au départ), chaque joueur débute avec cinq meeples : Quatre villageois qui ont la capacité de sculpter et transporter, et un sorcier, qui hors tuile bonus du jeu ne peut être utilisé que sur la piste d'ordre du tour. Chaque tribu propose aussi depuis dans une réserve commune d'un chef de clan et d'un ouvrier supplémentaire, que l'on peut débloquer en achetant l'amélioration correspondante en cours de partie.
Rapa Nui intègre un système de quatre ressources (jonc, œuf, bois et perle) dont chaque unité peut, à tout moment du jeu, être échangée par une ressource inférieure en "gamme".
Une partie se joue en un nombre indéfini de tours, jusqu'à ce que l'île propose moins d'emplacements de construction que le nombre de joueurs autour de la table. On totalise alors les points inscrits sur les jetons points de victoire plus les ressources restantes de chacun (au ratio 1 pour 1). Et le plus grand total remporte la partie !
Chaque tour de Rapa Nui se divise en trois phases immuables, qui sont pour résumer le déploiement de sa tribu, la récupération des statues construites, et le transport des Moäi et des Pukao.
Lors de la pose de figurines, et en suivant l'ordre du tour, chaque joueur a la possibilité de placer l'un de ses villageois sur le plateau central, soit sur un emplacement libre de la carrière, soit sur une zone de l'île vide ou sur laquelle il est déjà implanté.
La carrière permet d'activer la construction d'un ou plusieurs Moai. Plus vous envoyez de villageois, plus vous avez la possibilité de mettre sur pied une grande statue, si bien sûr vous arrivez à placer un sculpteur sur une case de chaque taille inférieure. Si les emplacements sont limités et la guerre fait rage en début de partie, le chef de clan ou certains jetons bonus disséminés sur la carte permettent plus tard de rajouter des espaces temporaires.
Le joueur peut aussi profiter de cette phase pour placer son sorcier sur l'un des emplacements libres du village. Cette piste est importante puisque l'ordre des sorciers redéfinit juste après cette phase le nouvel ordre des joueurs jusqu'au prochain tour.
Une fois tous les ouvriers placés, chaque joueur, en commençant par le nouveau premier dans l'ordre du tour, récupère de la réserve le ou les Moaï auxquels il a droit, selon les disponibilités et ses choix de placement dans la carrière.
Vient ensuite la phase de construction, sur le principe d'une action par joueur, jusqu'à ce que tous les chefs de tribus ait décidés de passéer. Et c'est là où les villageois placés sur l'île interviennent.
Ces figurines peuvent tout d'abord permettre d'ériger un Moai sur un Ahu (plateforme de cérémonie) encore vide de sa case, s'il est possible de l'acheminer, en traçant de la carrière à cet emplacement, une ligne continue de villageois (de n'importe quelle couleur). Si la condition est remplie, le joueur récupère la tuile bonus (utilisable à n'importe quelle moment de la parte) en plus d'un nombre variable de la ressource indiqué en fonction de la taille de son Moaï.
Les villageois peuvent aussi servir à ériger une coiffe Pukao sur une statue placée sur leur case qui n'en possède pas encore une. Une chaîne de villagois doit par contre être possible, cette fois-ci entre l'emplacement et le cratère à Pukao. Et le joueur doit pouvoir réaliser l'une des deux types d'offrandes du jeu (4 ressources ou 1 de chaque), ce qui lui offre la possibilité de prendre le jeton point de victoire de plus haut de la pile liée.
Dans les deux cas, tous les joueurs ayant participés au transport gagnent en dédommagement la ressource marquée sur les emplacements des villagois impliquées (pour un Moaï), soit une ressource jonc (pour un Pukao).
La Rapa savon
Si j'ai bien une certitude avec ce jeu, c'est que si vous cherchez de l'immersion, vous frappez à la bonne porte. Car, déjà, Rapa Nui est un magnifique jeu : Tout le matériel, du sublime plateau coloré aux figurines Moai trop choupis, est une invitation au voyage. On en prend plein les yeux rien qu'en regardant la boîte, et l'excitation visuelle reste la même une fois les différents éléments mis en place. Et forcément, quand on se voit limite apprendre le dialecte du coin pour maîtriser la construction d'une statue (Ahu, Pukao ...), le dépaysement est assuré.
Fait notable, l'auteur a aussi eu la bonne idée de recréer la "vraie" île en plateau. Certes cela ne coutait pas plus cher, mais cela témoigne en plus de tout le reste, d'une vrai passion pour ce sujet, et une vraie volonté de retranscrire au mieux un pan de l'histoire de l'humanité aussi courte que folle.
Je tiens quand même à préciser que Rapa Nui est une réédition très proche visuellement de Les géants de l'île de Pâques (2008), qui avait déjà marqué les esprits à l'époque par son matériel. Si l'éditeur n'avait qu'à jouer la continuité, il a eu le mérite de ne pas vouloir tout révolutionner de ce côté-là (au moins sur ce point) . Et il est peut dire que cela fonctionne toujours aussi bien, même 13 ans après !
Ce thème fort est en tout cas bien aidé par une ergonomie quasi-irréprochable. Les plateaux individuels à double couche sont aussi beaux que pratiques (surtout quand on a deux mains gauche comme moi), les jetons bonus sont bien gros, l'iconographie est bien pensée. Mais il y a quand même deux gros hics. Le premier, ce sont les différents types de Moaïs, quasiment impossibles à différencier à l'œil nu à cause de tailles et couleurs beaucoup trop similaires. Et le second, ces sat...s Pukao qui ne tiennent sur les statues que si on les placent avec un robot de déminage, tout en restant à plus de 30 mètres de la table. C'est aussi fâcheux pour la fluidité du jeu qu'incompréhensible, car ces "problèmes" n'existaient pas dans le jeu de base. Vrai souci à la réalisation ou oubli majeur au développement ? Dans les deux cas cela fait quand même un peu tâche.
Concernant le jeu en lui-même, je vous avouerai que j'ai vraiment du mal à me positionner. La découverte de Rapa Nui se montre pourtant bien sympathique, bien aidée par une mécanique de pose d'ouvriers revisitée à la sauce pick-and-delivery "originale" (si vous n'avez jamais testé l'ancêtre), et une mécanique de construction "collaborative" qu'il faut réussir à maîtriser pour profiter des réalisations des autres joueurs.
Malheureusement, après quelques tours, le jeu se montre un peu répétitif. Construire ou chapeauter, les choix stratégiques sont à la fois limités et vraiment évidents quand on prend la mesure du jeu. Et en plus, Rapa Nui peut se montrer un peu longuet, si vous avez la malchance de jouer avec des joueurs peu habitués au genre, qui bloquent sur la compréhension des petites subtilités apportées notamment par ces fameuses tuiles bonus ou l'accès aux offrandes.
Car c'est peut-être cela le gros souci de Rapa Nui : L'ajout d'une certaine complexité par rapport à l'édition originale qui nuit vraiment à son rythme et son positionnement familial.
En troquant une face d'enchères et une phase d'acheminement solitaire par un vrai jeu de temporisation (sur l'ordre des joueurs notamment), des mécaniques collaboratives et des bonus puissants, Rapa Nui finit en effet par plonger les joueurs dans un travail d'anticipation et d'optimisation de tous les instants. Maximiser ses ressources, prendre les bonnes tuiles au bon moment, profiter des erreurs des autres joueurs, deviennent déterminants pour prendre l'ascendant sur une partie.
Alors certes, cela reste plaisant pour un joueur habitué à l'exercice, même si (comme évoqué plus haut) l'Analysis Paralysis peut vite casser l'ambiance autour de la table, surtout quand arrive ces derniers tours cruciaux d'une fin de partie que l'on peut trop facilement anticiper. Mais là où je me pose des questions après avoir vu jouer des joueurs peu habitués : Est-ce vraiment ce qu'ils recherchent dans un jeu ?
J'en doute, surtout que je ne suis pas convaincu par les chamboulements mécaniques d'un jeu original qui ne pêchait finalement que par sa phase d'enchères, qui pouvait trop changer le destin d'une partie mais qui avait le mérite d'apporter une part de hasard grisante. On perd dans cette version tout un pan réaliste du jeu de base (l'utilisation des ressources pour la construction), une vraie logique stratégique derrière l'acheminement de ses œuvres, en ayant à la place un jeu beaucoup trop dirigiste, davantage fait pour les gros joueurs, sans avoir la richesse de possibilités allant avec cette cible.
Rapa Nui n'est pour autant pas un mauvais bougre, loin de là. Mais si vous aimez la pose d'ouvriers, j'ai quand même peur qu'il y ait beaucoup mieux, que vous jouiez entre "experts" ou cherchiez juste à faire découvrir le genre !