Rocketmen
Martin Wallace aime concevoir des jeux au thème fort où le mélange impromptu des genres côtoie souvent un hasard qui a toujours son mot à dire. Je me souviens encore d'Auztralia, un jeu d'exploration et de développement de réseaux sur fond de guerre "cthuluesque", où les mauvaises rencontres pouvaient s'avérer trop déterminantes. Où son Hit Z Road au design décalé où la lutte pour sa survie était fortement lié à sa propension à aimer tester sa chance dans des rues grouillant de zombies.

Rocketmen, son dernier titre en date, reste sur la même lignée chère à l'auteur, en proposant un mélange de deckbuilding et de course aux points savamment orchestré, tout en poussant le curseur "prise de risque" dans ses retranchements. Car le jeu intègre une étonnante mécanique de stop-ou-encore, amené ici pour symboliser les aléas du développement spatial qui peut mener à des émotions fortes quand il est fait pour aider le développement de l'humanité (et non pas les desseins mégalomaniaques des hommes les plus riches du monde, un exemple complètement pris au hasard je préfère préciser ...)
La base de la construction de deck fait de prime abord dans le classique. À son tour chaque joueur tire six cartes d'un paquet préconstruit qu'il peut utiliser pour acheter de nouvelles cartes, déclencher des capacités (indiquées au bas) ou préparer des missions.

L'achat passe par l'utilisation des éventuels montants en dollars indiqués au coin supérieur gauche sur lesdites cartes, et permet d'aller récupérer des des propulseurs (une par tour) ou des cartes de la Piste Progrès (illimitées) qui viennent directement remplir la défausse de son propriétaire.
Le développement des projets passe, lui, par deux phases bien distinctes. Il faut au préalable placer sur l'emplacement dédié de son plateau personnel l'une de ses cartes missions, et placer ensuite (sur plusieurs tours si nécessaire) des cartes dans sa rampe de lancement, jusqu'au moment que l'on juge opportun d'activer son projet.
Et c'est à ce moment-là que la composante stop-ou-encore entre en jeu : Après avoir choisie sa destination (Terre, Lune ou Mars), le joueur est amené à réussir à faire avancer sa fusée d'un certain nombre de cases, en tirant une à une un nombre limité de cartes trajectoires, comprenant chacune un chiffre entre 0 et 4.
Entre chaque tirage, le joueur bénéfice de la possibilité d'abandonner sa mission, dans quel cas il doit se défausser en contrepartie d'un nombre de cartes égal aux cartes trajectoires révélées moins une sur sa rampe de lancement. Mais il peut aussi continuer, en prenant par contre le risque de perdre toutes ses cartes, si d'aventure la fusée n'arrive pas à destination avant le tirage de la dernière carte.

Heureusement, pour l'aider dans sa tâche, un joueur peut placer dans sa rampe de lancement des cartes possédant des pouvoirs manipulant un peu le hasard (en permettant d'annuler un carte trajectoire par exemple) ou qui permettent de "gratter" des cases gratuites au départ de sa mission, via des icônes des composants correspondants à la destination choisie.
Par contre, dans tous les cas, la rampe de lancement doit au préalable contenir une puissance de propulsion suffisante pour atteindre sa cible (chiffre indiqué sur sa carte mission), afin d'avoir la possibilité de procéder au décollage de sa fusée.

Et c'est la grande réussite de ce jeu, indéniablement. Aussi stressante et grisante qu'originale, ce jeu de "pousse ta chance" sait créer des moments de tensions forts en partie, créant par la même une interaction verbale qui casse un peu la monotonie de jouer seul face à son jeu (du classique dans le jeu dit "expert"). Et impose en partie une grosse part de calcul des risques qui sied parfaitement à son thème.
Car on le sait, l'Espace n'est pas une science exacte, et l'Homme a souvent joué avec sa bonne étoile, allant de fabuleuses réussites (Vostok 1, Apollo 11) aux désastres largement évitables (Challenger).
Dans Rocketmen, on prend confiance, on doute, on passe véritablement par tout le spectre des émotions, surtout quand une seule case et une seule "chance" nous séparent d'un saut de joie dans la salle de contrôle. Plus vous êtes préparés, plus vous avez de probabilités de réussite. Mais plus vous prenez votre temps, plus vous avez de chance de vous faire distancer par des adversaires qui voudront voler les meilleurs bonus (réussir un type de mission ou atteindre en premier un astre permet de récupérer des points précieux).

Si le hasard est forcément présent, c'est clairement un jeu où la prise de décisions prime, facilitée par le fait qu'absolument toutes les probabilités sont calculables à tout moment. Un concept qui fera certainement des petits, vu ce qu'il réussit à apporter dans cette boîte là.
Aux rayons des belles surprises, j'ai aussi beaucoup aimé l'intégration de cartes danger, des évènements au coût élevé qui offre un bénéfice de points de victoire à son détenteur en échange d'une présence gênante dans son deck jusqu'au terme de la partie. Une belle métaphore des choix moraux que ce genre d'entreprise sera toujours amené à faire entre ses profits et le bénéfice de l'humanité, surtout le jour où une grosse catastrophe (du genre météorite) nous tombera dessus.

Malheureusement, s'il bénéficie d'une présence thématique aussi affirmée dans ses mécaniques que dans un travail graphique agréable et parfaitement en symbiose avec son sujet, Rocketmen propose aussi un rythme de jeu mal calibré, avec quasiment deux jeux dans le jeu.
Le début de partie est du genre poussif : Vous allez passer votre temps à acheter des cartes jusqu'à avoir le nécessaire pour atteindre la Terre, une cible qui va vous paraître longue à atteindre et surtout insurmontable si la "chance" vous fuit, et que vous enchaînez les tours à vide jusqu'à ce que votre deck et la piste Progrès s'alignent pour vous permettre d'améliorer sensiblement votre paquet.
Une fois ce point de bascule passé, par contre, c'est tout l'inverse : Une partie de Rocketmen peut quasiment se finir en trois tours, surtout si vous avez la présence d'esprit (ou le bol diront certains) d'acquérir certaines des cartes ultra puissantes du paquet commun.
Et c'est là le plus gros souci que j'ai avec le bébé de Martin Wallace : La victoire se joue finalement beaucoup plus sur la rivière que dans la prise de risques, qui devient presque accessoire si l'on a la réussite de monter un deck de "space" tueur. C'est là que les différences et les frustrations vont se créer, entre des joueurs surpuissants qui vont rouler sur le jeu et des plus malheureux qui devront tenter des lancements impossibles pour essayer de contrebalancer un "retard technique" sur leurs adversaires.

Alors c'est sûr, on est encore là sur un "réalisme" incroyable de la lutte des petits contre les gros. Il y a même une carte "espionnage industriel" si vous aimez jouer à David contre Goliath. Mais voulu ou pas, cela nuit clairement à Rocketmen qui, malgré un concept ultra accrocheur, n'arrive pas à amener l'équilibre suffisant pour créer une expérience satisfaisante sur l'ensemble sur le long terme.
Votre première partie restera tout de même sympathique pour sa découverte. Mais je ne vois pas dans Rocketmen un modèle de rejouabilité, malgré la présence d'objectifs secrets. Ils se ressemblent tous, ne demandent tous quasiment qu'à être premier à réaliser certaines missions. Et ce n'est malheureusement pas la petitesse et le peu de variation du paquet de cartes Progrès (le moteur de cartes du jeu) qui va apporter de la surprise une fois votre première partie jouée.



