Les "vieux" joueurs de jeu Euro connaissent forcément Troyes. Mêlant astucieusement l'aspect hasardeux des dés à des mécaniques qui (elles) ne l'étaient pas du tout, ce jeu mythique sorti en 2010 proposait de tenter de satisfaire à l'ambition d'une haute famille de la bourgeoisie moyenâgeuse, tout en jouant de trois forces en présence de l'époque, à savoir les nobles, les religieux et la populace.
Dix ans plus tard, alors que la licence se dirigeait doucement vers le panthéon ludique, voila que déboule Troyes Dice, une petite revisite en mode "roll & write" du papa. Par la même équipe d'auteurs aux commandes, bien décidé à raviver la flamme avec une pate artistique fidèle à la licence ... et un côté expert assumé qui fait grincer des dents !
La guerre du lieu
Troyes Dice ne déroge pas aux concepts de base du genre "rouler et écrire". Chaque joueur est amené ici à choisir des valeurs de dés tirés au préalable, et annoter le mieux possible une feuille de scoring personnelle, identique pour tous les jeunes apprentis seigneurs en herbe.
Celle-ci contient quatre zones de remplissage dont les trois principales, les quartiers, sont dédiés au développement de chacune des branches : rouge pour la noblesse, jaune pour les citoyens et blanc pour le clergé.
Chacun de ces quartiers est divisé en 6 colonnes (une pour chaque valeur de dé) et propose deux lignes de bâtiments spécifiques. Chaque quartier propose en outre une piste ressources dédiée, qui permet de faire fluctuer son influence (rouge), ses revenus (jaune) et ses connaissances (blanche).
Chaque feuille de scoring se termine par une zone de gestion de population. Trois rangées d'îcones de chaque couleur (rouge, jaune, blanc), où l'on peut accueillir respectivement des chevaliers, des artisans et des prêtres, qui peuvent permettre de déclencher des bonus lors de certains paliers franchis en partie, en plus d'offrir des points notables au décompte final.
Tout se joue au cœur de la ville, représentée par une roue mouvante autour de laquelle sont disposées au départ et de manière aléatoire 9 tuiles Place. Une partie se divise en 8 journées, chacune composée d'une phase de matin et d'après-midi. Au début de chaque demi-journée, le joueur nommé crieur lance les dés et les placent dans l'ordre croissant sur les Places dédiées à la demi-journée effectuée (claires pour le matin, sombres pour l'après-midi). Chaque dé transparent prend alors pour ce tour la couleur de la Place sur laquelle il est situé.
Dans ce lot de petits cubes est présent un dé noir, qui en plus de sacrifier temporairement une Place, peut déclencher chez chaque joueur la destruction d'un couple quartier de couleur / valeur de dé à partir du jour 3.
Une fois le tirage réalisé, chaque joueur doit choisir un dé et payer le coût éventuel indiqué sur la roue supérieure (en barrant les ressources demandées sur sa fiche). Avant de l'utiliser, il a la possibilité de le modifier en utilisant soit 1 ressource influence pour ajouter ou retrancher mentalement 1 à la valeur du dé, soit 2 ressources pour changer carrément la couleur du dé.
Une fois la couleur et la valeur validées, le joueur doit appliquer son dé sur sa feuille de scoring. Il a alors le choix entre décider de récupérer des ressources, en entourant autant d'unité de la "couleur" du dé que la valeur indiquée dessus. Ou développer son domaine, en entourant l'un des deux types de bâtiments liés au quartier et à la colonne de son dé.
Construire un bâtiment de fonction offre en général le bénéfice de citoyens à rajouter dans sa ville (selon icônes inscrits dessus). Par contre, construire un bâtiment de prestige offre le déclenchement d'une capacité spéciale. Une forteresse (rouge) permet de protéger tous les bâtiments d'une colonne contre la destruction du dé noir. Une grande salle offre un gain en ressources et citoyens selon une combinaison indiqué dessus. Et une cathédrale débloque un multiplicateur (allant crescendo) que le joueur applique sur l'une des six rangées de bâtiments à droite de sa feuille de scoring pour la fin de partie.
Une fois une demi-journée effectuée par tous les joueurs, la Place qui a été détruite par le dé noir est retournée. Et si l'on jouait le soir, on tourne en plus la roue de comptage d'une unité pour que le numéro du jour passe au suivant.
Le décompte final se déclenche à la fin du 8ème jour. Chaque joueur remporte déjà un point de victoire par ressource encore à sa disposition et un point par citoyen recruté. Puis il totalise son avancée dans chaque quartier, en multipliant sur chaque ligne son nombre de bâtiments construits par l'éventuel multiplicateur "cathédrale" ajouté en partie, qui s'il fait défaut doit être remplacé par un 0.
La guerre chacun chez soi
Si Troyes Dice est aussi vite rentré dans mon top des meilleurs jeux de roll & write, ce n'est pas pour rien : Pearl Games a réussi un admirable travail d'adaptation de son jeu phare. Que ce soit par son traitement artistique, le jeu des quartiers, la prédominance des dés, et une profusion des choix stratégiques étonnante pour un jeu de ce type, les deux bébés de Sebastien Dujardin (entre autres) partagent définitivement le même ADN.
En exagérant à peine, Troyes Dice passerait presque pour un eurogame déguisé en Roll & write, tellement il propose des sensations de jeu de réflexion typé "gamer", et demande une vraie implication pour profiter au mieux de toute sa richesse.
Troyes Dice propose un nombre incroyable de pistes stratégiques. Et si clairement le jeu n'axe pas son principe de développement sur des mécaniques combinatoires, il offre en contrepartie la possibilité de grappiller pas mal de bonus au cours de la partie, en entourant par exemple des bâtiments entourant des diamants.
C'est indiscutablement un jeu exigeant, qui demande à être parcouru quelques fois avant de réussir à prendre la pleine mesure de ses possibilités. Et à ne plus se faire submerger par ces satanés tirages de dés.
À ce sujet, les premières parties peuvent être aussi chaotiques qu'éprouvantes pour son amour propre. L'impression de ne rien construire, de ne pas avoir le contrôle sur sa partie. Mais rassurez-vous : une fois que l'on comprend que Troyes et autant un jeu de gestion de ressources qu'un jeu d'optimisation de ses points, les chakras s'ouvrent sur un tout nouveau monde d'amour et de coups gratifiants et vivifiants pour son égo !
C'est d'ailleurs ce que j'apprécie le plus dans ce Troyes Dice : C'est d'avoir réussi, via l'utilisation des ressources, à offrir le même contrôle sur le hasard des dés que Troyes premier du nom, tout en conservant cette part d'aléa qui créé une certaine tension agréable autour de la table. Alors certes, cela ne vous empêchera jamais de subir des coups du sort, ou de voir votre stratégie initiale éclaboussée par une succession de lancers décevants. Mais la profusion de choix (de dés, d'agir dessus) à chaque tour permet en temps normal d'être maître de son destin, quand bien sûr le dé noir ne décide pas de mettre un peu trop son grain de sel dans la confiture.
Peut-être ici le sujet sur lequel je n'arrive pas à me mettre d'accord avec moi même (je suis gémeaux, cela n'aide pas). Dé noir, la vraie super idée du jeu ?
Sur le papier et en partie, clairement oui. Il apporte ce petit pourcentage de totale aléatoire, à la fois stressant et incontrôlable, qui créé des émotions et peut provoquer quelques surprises appréciables pour le décompte final. Mais il a aussi le petit désavantage d'obliger à choisir rapidement son camp en début de partie : Celui de la surêté, en gaspillant des tours à construire plusieurs forteresses pour assurer un minimum la réussite de sa stratégie. Ou celui de la confiance en sa bonne étoile, qui peut vite s'effondrer en cas de tirages qui ne vont vraiment pas dans la direction attendue.
Malgré lui, le dé noir impose un certain dirigisme dans les premiers tours qui bride légèrement l'éventail des stratégies pourtant offert par le jeu. Et se montre si puissant qu'il impose une certaine adaptabilité et des changements de stratégies en cours de jeu qui forcément tranche avec le côté "à l'allemande" suggéré par l'ensemble.
Ce dé noir reste néanmoins une force de Troyes Dice, malgré son aspect perturbateur qui peut déplaire. Mais qui n'empêche qu'il y a quand même une micro-broutille qui me chiffonne avec le jeu : l'absence totale d'interaction entre les joueurs.
Troyes Dice fleurte joue avec les fondements habituels du genre : On passe sa partie le nez dans sa feuille, à choisir des dés et à tenter de les faire correspondre au mieux à sa stratégie. Rien de nos choix et nos actes affectent les autres joueurs. Et certains s'en accommoderont parfaitement.
Mais je trouve dommage qu'entre cette thématisation, véritable appel à se challenger, et une licence qui historiquement offrait un véritable terrain pour se faire des coups bas, Troyes Dice n'intègre pas la possibilité (au moins additionnelle, comme les monstres de Cartographers) d'aller taquiner ses gentils voisins. On perd forcément un peu en immersion, surtout que la feuille de scoring, chargée, fait clairement le choix de privilégier l'ergonomie à la place du thème.
Mais c'est bien la seule chose qui porte préjudice (le mot est fort) à la thématisation du jeu qui, avec son matériel de dingue (mention aux dés transparents aussi bien trouvés que magnifiques), son prix modique et ses mécaniques chiadées, ne loupe véritablement pas le coche d'une revisite aboutie !