Je ne sais pas si c'est parce que j'étais l'aîné, mais ma mère a toujours été convaincu qu'un premier essai est toujours le brouillon de quelque chose de bien plus grand. Et il semblerait que Shem Phillips a eu la même éducation, car après 9 jeux (répartis en 3 trilogies) et quelques divagations solo, il a décidé de donner une seconde vie Charpentiers de la Mer du Nord, son premier jeu sorti en 2014.
Le mal aimé de la famille, connu son agressivité punitive et son hasard bien trop impactant, revient cette année en français en mode "deuxième vague", avec toujours le même but (construire la flotte viking la plus impressionnante de la Comté scandinave), les mêmes concepts de base (de la draft de cartes et construction de moteur), mais avec pas mal de changements mécaniques aussi.
Spoiler, tout ceci apporte beaucoup plus de cohérence, de fluidité et de consistance à l'ensemble, tout en restant un titre accessible au plus grand nombre. Ce qui me fait dire que l'expérience paie. Reste à savoir si cette nouvelle vision peut convenir à vos joueurs, que vous ayez joué au précédent opus ou pas ...
Chacune des 5 manches d'une partie de Charpentiers de la Mer du Nord (je vais raccourcir à partir de maintenant) débute par une phase de Draft (I), dont les règles changent étonnamment (mais pour son bien) en fonction du nombre de joueurs à table. Dans tous les cas, vous finirez toujours cette phase avec 6 cartes en main, et ce sera alors le moment de toutes les jouer pour bénéficier de leurs effets permanents ou immédiats, dans une phase d'Actions (II) qui se déroule ici en simultanée.
C'est à partir de ce moment là que la richesse du gameplay se dévoile, puisque la boîte propose pas moins de 5 types de cartes différents dont la plupart peuvent être utilisées de plusieurs manières différentes, en plus d'être toutes défaussables pour un gain indiqué dans un mini cartouche sur leurs droites.
Les cartes Bâtiment sont la base du développement de votre clan. Contre un coût indiqué sur leur bord gauche, vous gagnez généralement un nouvel emplacement d'action pour vos ouvriers offrant généralement des gains divers (ressources, pièces ou travailleurs). Pour faire évoluer vos constructions, vous pourrez glisser sous chacune d'entre elles une carte Villageois, apportant un effet particulier (de transformation ou d'achat / vente), une carte Artisan, pour un gain permanent de compétence métier utile pour la fabrication d'embarcations, voir une carte Jarl, donnant des points de victoire ainsi qu'une progression immédiate sur les pistes Progression (j'y reviendrai plus tard).
C'est le moment opportun de parler du paquetage offert à chaque joueur avant de débuter la partie. Outre 3 ouvriers et quelques ressources, vous bénéficiez dès le départ d'un Eikja (qui vous offre un ouvrier à chaque phase de Revenus (III)), d'un Manœuvre (pour récupérer une compétence métier temporaire, si besoin), une Barraque et un plateau construction. Ce dernier vous permettra, en partie, de stocker des cartes Artisan si vous ne voulez utiliser leur compétence métier qu'une fois, et surtout vos cartes Bateau le temps d'avoir les ressources nécessaires pour les construire.
Le gain à leur fabrication est souvent très positif, puisque en plus de points de victoire en fin de partie et une avancée sur les pistes Progression, vous pouvez obtenir des bénéfices immédiats, des effets lors de la Phase Revenus ou des multiplicateurs de points de victoire selon conditions.
Reste à évoquer ce fameux plateau Progression, qui consiste en trois pistes qui déclenchent une guerre de leadership en fin de manche pour l'obtention de cartes Héros temporaires puissantes, et débloquent des avantages lors de certains points de passage. La piste Militaire donne notamment le droit à des cartes Pillage utilisables une fois par tour, la piste Commerciale à des cartes du même nom glissable sous vos bateaux construits, et la piste Renommée permet de retourner l'une de ses cartes de départ sur sa face améliorée.
Et je ne vais pas passer par quatre chemins, j'apprécie énormément cette revisite de Charpentiers de la Mer du Nord, malgré ses particularités (il faut le dire) plus que clivantes.
La première, c'est que c'est peut-être l'un des jeux multijoueur les plus "solos" que j'ai testés ces derniers mois. Il a beau proposé une phase de draft donnant lieu à une petite interaction manuelle (et vocale si vous voulez mettre la pression), vous passerez l'essentiel de votre partie à être dans votre bulle, à ne regarder que vos cartes et votre plateau.
Vous n'aurez clairement ni le temps ni l'envie de vous décentrer de la tâche d'optimisation intense qui vous attend. Et vous allez vite vous en rendre compte : Il n'y a aucun intérêt à regarder les plateaux des autres (car le jeu ne propose aucun levier d'interaction directe), et à perdre une précieuse munition à contre drafter, tellement avoir une carte inutile en main dans votre développement peut vous faire perdre un temps précieux pour votre quête des plus belles embarcations.
La seconde, c'est que Charpentiers de la Mer du Nord continue de promouvoir assidument le hasard du tirage, même si c'est un peu moins que sur l'opus original. Même si le titre offre des solutions de repli et plusieurs axes stratégiques en partie, la logique optimale voudra souvent de développer une base de gain de ressources (via les bâtiments) avant d'investir massivement dans les navires.
Et là, il est peu dire que si vous enchaînez les mains de bateaux ou des cartes peu inspirantes quand vos adversaires pourront s'appuyer sur des combinaisons folles et des cartes Jarl extrêmement puissantes (que ce soit pour leur effet de base ou de défausse), la fraîcheur de la défaite peut vous titiller la hache plus vite que prévu. Mais chez nous, le plaisir a toujours réussi à prendre le pas sur ces composantes affirmées. Et cela se résumé en une chose : Charpentiers de la Mer du Nord s'avère être un sacré modèle de vitalité !
Car s'il faudra trouver le bon ordre pour expliquer ses subtilités au vu des nombreuses interactions croisées entre les cartes, le jeu s'appréhende finalement aussi facilement que sa rapidité de mise en place. Et c'est surtout en jeu que son dynamisme excelle, avec un gameplay entièrement simultané qui n'a cure du nombre de joueurs à table, une réflexion engagé en continue autour du choix et de l'optimisation de ses cartes en main, pour une impression grisante d'être lancé à vive allure dans une rivière en furie de la première draft au décompte final !
Que vous ayez donc un démarrage poussif ou ne tombiez pas sur les combinaisons parfaites, la sensation de "construire" est tout le temps présente, surtout avec des Pistes Progression qui donnent rapidement l'impression de pouvoir faire beaucoup plus de choses dans les tours avancés. Nonobstant, si son gameplay est très bien pensé, Charpentiers de la Mer du Nord n'a pas la prétention de révolutionner le genre de l'engine building, et vous y retrouverez beaucoup (trop) d'ingrédients des productions récentes de Shem Phillips si vous suivez assidument le maître.
Je pourrai aussi emmètre deux légers bémols, l'un concernant le petit manque de folie générale de la majorité des effets de cartes, qui font que l'on n'obtient jamais des enchaînements dingues comme dans d'autres références du genre. Et l'autre sur la mise en page des cartes un peu surprenante, avec selon le type le gain en haut à droite, en bas ..., ce qui fait que je ne peux pas le promouvoir autant que j'ai du plaisir à y jouer.
Mais dans l'ensemble, tout ce qu'il entreprend il le fait bien, et vous obtiendrez avec Charpentiers de la Mer du Nord un puzzle-game bien conçu à la durée millimétrée, un gameplay a l'arc de progression affirmé (vous allez rager durant votre première partie, c'est une certitude !) ... le tout porté une édition canon, une iconographie évidente ... et un design de The Mico toujours au top pour moi. Même s'il est vrai que son art laisse perplexe pas mal de gens !